L'art de pêcher

Les rayons de l'aube s’immisçaient doucement entre les dunes de sables. Le vent sec et chaud balayait l'immensité du désert. Et Cornelius, lui, attendait, figé dans sa patience. Il fixait l'onde créée par la ligne de sa canne, en vain. Cornelius c'était un bon soldat. Il ne posait pas de question et il maniait bien les armes. Enfin, ça c'est le passé, maintenant tout ce qu'il chasse, c'est le poisson. Il le chasse assis sur le ponton, les jambes dans l'eau et la canne à la main. Il lui a fallut beaucoup de temps avant d'apprendre à manier cette nouvelle arme. Au départ la ligne se cassait dés qu'un bar un peu trop gros mordait à l'hameçon. Pêcher c'est tout art. L'art d'attendre et de réagir quand il faut. Cornelius l'a appris à ses dépends. Ses premières pêches n'étaient pas fructueuses. Mais il a tenu bon. Il se levait tôt le matin, avant que le jour nouveau n'apparaisse, et il se posait ici où là. Venait ensuite le temps de l'attente. Qu'il pouvait être long ce temps d'attente... Généralement il en profitait pour faire une prière. Et des fois, pendant qu'il récitait ses quantiques, un poisson mordait sa ligne. D'un coup sec il tirait sur sa canne et récupérait la pauvre âme qui s'était laissée tentée.
Quand Cornelius pêchait, il oubliait les gens autour de lui. Quelqu'un pouvait passer par hasard, lui demander si ça mordait, il ne lui répondrait pas. Cornelius n'est pas impoli, il est juste investi. Aussi, pour le déranger, il faudrait plus qu'une simple parole. D'ailleurs, il est aisé de le trouver pour lui parler, il est toujours du côté du port. Cependant, à cause de son silence perpétuel, les gens l'oublient ou le confondent avec un morceau du décor. Cornelius ça l'importe peu, mais des fois, il aimerait bien parler avec quelqu'un d'autre que Dieu ou les poissons.

Le soleil d'ores et déjà frappe les monticules sablés. L'eau reflète les premiers rayons et les poissons s'éveillent sous les coques des bateaux. Le bois est grignoté par l'humidité mais il est solide, il ne se brise pas. Salomon aime bien quand le matin, la ville s'éveille, secouée par les longues nuits aux couleurs vives. Il demande souvent à quelqu'un de l'emmener sur le port (il aime quand ça se lève et ça se couche, là bas). Il avait déjà remarqué un jeune homme et sa ligne, le regard dans le vide. Les pieds du bonhomme touchaient toujours la surface et les lumières avaient l'air de se perdre dans l'immensité de sa vision. Des gouttelettes ruisselaient sur ses bras, comme si la rosée avait voulu le figer, ici, maintenant. Des matins, le chant du coq résonne et rien ne pourrait ébranler le silencieux au bout du port. Salomon aime le silence. Il aime bien aussi les hommes.
On le laisse près du Grand Joie, un bateau bizarre mais très attirant, amarré sur le même ponton du pêcheur étranger, à quelques mètres de lui. Il sort de son baluchon les quelques gouges et les morceaux de bois, délaisse les oiseaux et les chants du matin. Salomon entend le souffle de l'homme et la ligne qui flotte là bas. Il commence à tailler son morceau, le bruit des copeaux qui tombent dans l'eau ne semblent en rien déranger l'inconnu. Il sculpte un joli poisson, avec un sourire. Un de ces animaux qu'ils pourraient trouver dans les eaux du port.
Et puis, Salomon a une idée.
Il fait glisser près de l'homme son poisson (multicolore).

Cet appât attira aussitôt l'œil du pêcheur. Cette statuette, plus colorée que le sable alentour et plus belle que l'onde se propageant sur l'eau du lac, l'émerveillait. Il n'en avait jamais vu de semblable auparavant. En le prenant dans ses mains, il saisit toute la délicatesse et la précision du sculpteur. Pas un seul trait n'avait été laissé au hasard. Cornelius se tourna dans la direction d'où venait le poisson. Il vit alors un homme assis sur une chaise. Il n'était plus de toute jeunesse mais il avait gardé le sourire d'un enfant. Flottant dans l'eau se trouvaient de légers copeaux suffisamment frêles pour se laisser porter. C'était bien la première fois que quelqu'un essayait d'engager la conversation avec lui. Cornelius resta quelques instants sans savoir quoi dire. Puis, comme dans un sursaut, il tandis le poisson.
Il avait l'impression d'être redevenu ce jeune gamin qui courrait dans les rues de Rome. Celui qui faisait le tour du marché, celui qui s'arrêtait devant les fruits exotiques, celui qui vivait avec tant d’insouciance. L'homme qui lui faisait face lui rappelait les sages qui haranguaient la foule au forum, les pêcheurs du port de Napples et les marchands d'Orient venus vendre leurs camelotes.

Ce que vous avez fait est incroyable... Jamais je n'avais vu pareil beauté...

Ce fut d'abord un regard glissé vers l'animal à écailles, le poisson d'or aux reflets arc-en-ciel. Et puis leurs yeux se rencontrèrent, comme un choc, c'était un peu électrique, mais finalement avec tendresse. Salomon vu dans l'éclat de ses yeux marrons quelques teintes de tristesse, une mélancolie heureuse. Dans les yeux de l'inconnu rôdait quelque chose d'à la fois beau et mystérieux, un tigre embusqué, une marmelade d'idées.
Le pêcheur lui tendit le bois taillé, dans geste brusque, tranchant avec la douceur précédente. Il ne disait rien, mais son silence posait quelques limites, quelques horizons, aussi. Salomon ne le prit pas, c'était trop loin, et puis, il n'en voulait pas. Il lui avait donné le poisson et il pouvait s'en faire d'autres. Cet animal-là était spécial. C'était le poisson ferré dans l'air, le poisson qui ramassait des couleurs pour les mettre dans les yeux du silencieux sur le bord du ponton. Le silencieux qui regardait les copeaux flotter, se laisser porter. Peut-être avait-il envie de s'évader.
Garde le, tu sais... Il sera le symbole de notre rencontre.
Salomon aurait bien aimé s'approcher de l'homme, voir de plus près les traits fins de son visage, apprécier sa mâchoire, la ligne de ses paupières. Il aurait aimé entendre mieux sa voix, car elle était douce, comme du coton, comme le soleil ce matin. Les mots coulaient et ils rendaient les instants mielleux et infiniment grands.
J'aime bien venir ici, je sais que toi aussi. Parfois, les astres passent juste entre les deux dunes là bas, on dirait qu'elles sortent d'une bouche géante.
C'est un peu bête, peut-être.
Mais j'aime bien venir ici.

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