Golems (Salomon)

Fouler cette terre, ce chemin connu et pourtant inconnu. Parce que tu ne l’avais pas encore parcouru suffisamment pour savoir, qu’il y avait telle ou telle pierre à éviter. Qu’ici, il y avait une légère bosse, provoquant, parfois, un trébuchement. Oui. Mais, une chose était sûre, là, dans un coin de ta tête. Tu aimais ce chemin, peut-être un peu comme tous les chemins d’ici. Parce qu’ils avaient cette couleur rouge qu’on ne voyait nul par d’autres. Qu’il y avait aussi ce soleil doux et pourtant brûlant qui venait frôler les peaux, rouges, mattes ou même blanches. Des sourires et des rires.

C’était si différent.
Un peu comme un Eden.

De ces sourires et de ces rires. Tu en avais remarqué un. Un que tu avais déjà vu. Un que tu avais déjà connu. Que tu revoyais sur le visage enfant, sur le visage aux courbes rondes qui peu à peu s’était affiné. Salomon. Tu n’aurais pas cru le voir ici. Tu n’aurais pas cru croiser le passé dans ces chemins. Non. Parce que tu pensais avoir tout laissé derrière toi. Mais, Salomon était là. Là, et tu n’avais que pu sourire. Sourire grand soleil sur ton visage tanné. Parce que c’était avec lui, que tu avais pour la première fois créé. Golems sortant de terre. Poupées aux l’allures d’orques aux courbes loupées et aux visages brisés. Oui, c’était avec lui que tes mains s’étaient salies de terre. Et… et tu voulais encore. Jouer avec lui. Encore, créer avec lui. Parce que maintenant. Maintenant les enfants étaient devenus grands. Et les monstres avaient laissé place aux jolies choses.

Pousser la porte, sourire doucement. « Salomon ? Es-tu là ? » Et regarder tout autour de toi, cet endroit à l’odeur si particulier, du bois et des pigments. Tu t’y voyais bien, installé là, dans un coin tes outils et ta glaise.

J'aimais par dessus tout me souvenir d'hier. Des matins passés comme des après-midis fuyants, des moments de joie et ceux de terreur. Les perles renversées sur le matelas et les épines des ronces ramassées à la hâte. J'aimais me souvenir des gens que j'avais croisés, des regards échangés, au coin d'une rue, modelés avec soin, ciselés avec finesse, comme une statuette, fine comme des allumettes. Je me souvenais surtout des mains (fermes mais tendres) d'Aziz, de la fureur attendrie qu'il déployait quand il faisait sa poterie, comme s'il avait toujours fait ça. Quand j'étais parti, cela m'avait manqué.
Je m'étais dit, je ne le reverrais plus. Ne contemplerais plus son sourire, ses grands doigts magnifiques et ses allures de prince de la glaise, de prince tout court en fait. Et puis, j'avais vu.
Il était revenu. Ou bien je l'avais retrouvé. La courbe de ses lèvres ne l'avait toujours pas quitté, il souriait, il avait l'air heureux, oui. Heureux. C'qu'on avait toujours rêvé, ce qu'on rêve encore (à deux).
J'avais su, aussi, que nous devions continuer l'oeuvre. Qu'on devait faire de belles choses ensemble pour dire merci à Dieu, nos dieux, les dieux.
Au dessus de nous une toile rouge est étendue, et les murs bleus taupe crème orangés qui nous entourent font comme un jardin secret, au milieu, un monceau de terre, de bois et d'autres perles. J'ai ramassé les perles ce matin, je les avais fait tomber encore (je suis bête).
La porte s'ouvre avec un grincement plaintif, et la voix. Sa voix.
C'est bien lui. Plus grave, plus adulte, plus mûre. Une voix d'homme, pour sûr.
Oui, entre. Je t'attendais.
C'que je suis heureux, tu sais...

Et t’aperçois enfin sa silhouette. Le revoir et lui sourire. T’en étonner encore un peu. Oui, qu’il soit là, avec toi. Et rêver de ce que vous allez pouvoir faire ensemble. À quatre mains. À créer, imaginer. Faire sortir de terre les objets, enchantés, tu l’espères. Le regarder un instant, de bas en haut, de haut en bas. Enregistrer à nouveau sa silhouette dans ta rétine, son sourire et son visage. Tu ne sais plus vraiment depuis combien de temps vous ne vous êtes pas vu. Il a changé, alors tu te dis que toi aussi, sûrement. Est-ce peut-être simplement le temps qui passe. Qui éloigne les rondeurs de l’enfance et de l’adolescence. Oui, sûrement un quelque chose de comme ça.

Avancer, s’approcher. Et regarder tout autour de toi. Cet endroit qui semble si chaleureux, cette couleur qui se reflète légèrement sur vos peaux. « Moi aussi, tu sais. Je suis heureux. » Et tu regardes autour de toi. Sourire soleil sur ton visage avant de glisser une main contre son épaule. Retrouver sa chaleur, sa douceur. Tu penses que cet endroit va devenir celui où tu passeras le plus de temps. Les mains perdues dans ton art. Les murmures de vos silences entre vous. « Je pense, que nous devrions mettre quelques plantes vertes, tu ne crois pas ? » Pour apporter un peu plus de chaleur, un peu plus de vie. Plus que celle que vous apporterez tous les deux. Et puis, tu aimais bien les plantes, elles donnaient un côté calme et serein à un endroit. Tu trouvais.

Puis tu ne fais à nouveau plus attention aux murs ou à l’endroit, non, tu reviens fixer Salomon. Salomon… tu te souviens encore de vos rires l’un contre l’autre, à vous raconter des histoires enchanteresses et vous monter les plans pour vos prochaines créations. Tu espères, vraiment, pouvoir à nouveau connaître ça, encore, avec lui. Ici. Ici, où tout semble si beau. Si facile peut-être aussi ? Et c’est peut-être pour tout ça que tu ne lui demandes pas. Salomon que s’est-il passé ? Salomon pourquoi es-tu parti. Non. Il n’y a pas besoin. T’éloigner un peu, faire le tour. « On va être bien ici, unh ? »

Tout ce que tu veux, Aziz... je lui réponds. Bien sûr, on pourra mettre tout ce qu'on voudra, ce sera notre repaire, notre coin où amasser les trésors, notre endroit à nous deux, oh oui, rien qu'à nous. Il y aura toute la beauté d'un monde consignée dans un corps de terre mais plus haut s'étendra celle du ciel, nos sourires et nos rêves.
Je me remplis des rayons qui tombent sur le visage de mon ami comme des plumes, ces rayons qui l'illuminent encore plus qu'il ne l'était. Puis il s'anime, marche un peu, autour, j'le regarde et ça me rappelle tant de souvenirs, effet nostalgie, effet passé.
Bien sûr, qu'on sera bien. On sera toujours bien désormais. Puisque l'on s'est retrouvés. Aziz, tu sais, j'voudrais te dire combien ça m'a manqué mais j'trouve pas les bons mots au bon moment. C'est comme ça, t'es là, t'as déjà compris (un peu) comment ça fonctionnait, la vie. Moi j'mets de l'huile tous les jours, j'fais en sorte de la graisser assez pour l'oublier mieux après. J'oublie pas les terreurs qu'on a traversées, les après-midis sans toi à se lamenter, mais il est vrai qu'à l'instant, je me croirais dans un rêve.
Il y avait ce désir de recommencer, reconstruire. On se l'était promis, on s'était dit quelque chose comme A jamais. On sera bien et rien ne pourra changer ça.
Et
oui.
Y a quelques larmes qui gouttent là, au coin de mes yeux
oh non
j'les touche pas, j'veux qu'elles coulent sur nos oeuvres pour qu'on puisse dire que là, c'est les nouvelles vagues de bonheur.
J'veux qu'on dise regardez, c'est Aziz et Salomon, ils se sont retrouvés, ils sont là
et j'veux
que ce soit
magnifique.
Mon coeur tambourine fort et je serre les chiffons. Je suis heureux.

Un petit morceau de bois pour sculpter les têtes, des bâtonnets pour les bras les jambes, les morceaux un peu moches qui font d'un être une poupée. Ces trucs un peu moches qui nous portent encore. Quelques perles pour les yeux, des écailles pour réinventer.
Ici, tout est beau.
Les mains qui tremblent sur le morceau. Les oripeaux sur la chaux. La glaise sur le tour d'Aziz. Aziz. Les tissus pour essuyer. Ce qui est sale, ce qui est pur. Le sol. Nos chaussures trouées. Nos mots.
Tu sais j'voulais pas partir.
(j'voulais pas t'abandonner)
Mais on m'a dit va-t-en, fuis.
J'ai fui.
Et puis sur le chemin, je me suis retourné.
J'ai pensé aux belles choses et aux belles personnes qui restaient dans notre ville.
Jérusalem.
J'ai pensé à toi.

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